Comment adapter une chanson de Renaud pour en faire un hymne absolu du rock indé ? Comment de grande tige malingre peut-on devenir songwriter adulé ? Comment cristalliser pour l’éternité les questions intimes de tous les adolescents ou anciens adolescents tout en leur donnant l’occasion d’agiter sans complexe leur corps maladroit ? Jarvis Cocker et son groupe Pulp ont donné la réponse à ces questions en octobre 1995 avec leur album Different Class.

La frustration, a priori, c’est franchement pas cool. Mais quoiqu’on en pense, c’est le moteur de la vie et, mieux encore, la frustration permet de pouvoir écrire l’hymne de la D2, la chanson que devraient reprendre en chœur tous les losers, geeks et nerds de l’univers, main dans la main et main sur le coeur - même si ça fait trois mains par personne en tout, ce qui rend cette idée peu probable. Ce titre, c’est le premier de l’album, Mis-Shapes. Il commence mielleusement mais le rythme martial derrière la voix de crooner de M. Cocker (qui n’a aucun lien avec l’autre Cocker de Sheffield, Joe, malgré la rumeur) annonce un refrain d’un tout autre engagement, l’appel à la résistance que voilà :

We’re making a move, we’re making it now,
We’re coming out of the sidelines
Just put your hands up, it’s a raid
We want your homes, we want your lives,
We want the things you won’t allow us
We won’t use guns, we won’t use bombs,
We’ll use the one thing we’ve got more of
That’s our minds

Quelques années après sa parution l’album est ressorti avec un CD bonus qui s’appelait Second Class. C’eut été un autre excellent nom pour cet album tant la plume de Jarvis s’adresse ici aux personnages de second rang, que ce soit au sens social, amoureux ou sexuel. En un mot, les gens ordinaires. Habile transition pour nous amener au chef d’oeuvre absolu du disque, de la trempe des titres qui n’arrivent qu’une fois par décennie, Common People.

Une fille blindée veut s’encanailler et sort avec un gars sans le sou. La fracture sociale est bien trop grande et le gars va bien le lui faire comprendre. En quelques phrases, Cocker exprime à la fois la culpabilité des riches, la condescendance qui en résulte à l’égard des pauvres, l’incompréhension éternelle qui existera entre les deux camps : constat fataliste ne blâmant jamais la bonne volonté des deux camps, mais qui clôt toute tentative de débat. Si le propos est plutôt déprimant, la musique qui l’accompagne nuance la chose, et les derniers mots changent subtilement la donne : on ne va pas faire semblant d’être quelqu’un d’autre mais on va quand même réussir à vivre ensemble. C’est beau. Ça donnerait presque envie de chialer dans sa bière.

Je pourrais m’enthousiasmer autant sur tous les titres de l’album. Disco 2000 par exemple, où un gars, adulte, apprend que sa voisine du lycée, dont il était l’amoureux non déclaré tandis que tout le monde se la tapait, est désormais mariée. La garce ! Ou le mec de Pencil Skirt, qui consent avoir perdu une bataille quand la nana qu’il convoite se fiance, mais espère toujours remporter la guerre, en servant d’amant quand le fiancé quitte la ville par exemple. Ou l’absence de séance de fesse dans le lit de Live Bed Show. Tout ça sent très fort la lose, certes, mais ça parle souvent, et c’est toujours tendre ou drôle le reste du temps. Dis comme ça, on pense donc à du Renaud (cf. blague de début d’article) : je vous rassure, Pulp est à Renaud ce que Le Parrain est à Le Grand Pardon. Une Different Class en quelque sorte.

Quittons-nous malgré tout avec la version française de Common People, (update) ainsi que la fantastique reprise de Mis-Shapes par The Livingstones I Presume !